Cahiers de biologie
moléculaire
2007-2015
Installation de broderies en cheveux décolorés et recolorés
sur soie et dessins à l’encre de chine sur peaux de chèvre. Dimensions
variables.
Détail
Cahiers de biologie moléculaire
Il est
difficile de retracer l’ensemble du contexte qui m’a poussée à travailler avec
des cheveux. Au début c’était la souplesse et la force de ce matériau, ainsi
que ses qualités graphiques, mais tandis que je développais ma recherche, je me
rendais de plus en plus compte que mon travail essayait de rendre manifeste une
sorte de dialectique émouvante et dérangeante. Le travail de recherche que
j’effectue tourne autour d’une obsession récurrente : la question de la
manipulation du vivant. En faisant un travail autour du corps, je joue avec
l’indestructibilité de la vie. Ma pratique se dirige vers une nouvelle
perception du corps; je donne ainsi une nouvelle
existence, une deuxième destinée à ces résidus organiques sans vie.
J'utilise
donc mes propres cheveux et les cheveux des autres comme matière première en leur conférant une
dimension plastique, mais aussi parce qu'ils possèdent une charge spirituelle
importante. J’explore leurs pouvoirs dérangeants et expressifs pour exprimer
l’idée de mortalité, et la force inextinguible de la nature. Insensibles à la
douleur et à la condition mortelle, les cheveux m’offrent un espoir de
résistance face à la loi de la mort.
Mon travail
procède d’une désacralisation de tout ce qui entoure les résidus corporels. Elle soulève de nombreuses interrogations,
sous de multiples aspects, qui sont en même temps des questionnements distincts
et complémentaires. Il y a une multiplicité des lectures formelles et une
multiplicité d’intérêts dans mon travail : matériaux utilisés, raffinement
de la technique, réappropriation des traditions ancestrales, rapport avec les
sciences naturelles, etc.
Dans mes
broderies, le rapport contradictoire entre le désir et la répulsion est mis en
évidence. Les cheveux provoquent des réactions contradictoires de fascination
et d’abjection, tout particulièrement quand ils sont détachés de notre corps. A
partir de la réflexion sur les fortes connotations de ce matériau, j’ai créé
des broderies qui visent à provoquer un mélange d'attirance et de répulsion en
me questionnant sur l'utilisation du corps comme matière. Les résidus sont
détournés, en démontrant qu’ils possèdent une autre vie au-delà de leur
fonction initiale. La préciosité du trait nous fait oublier l’origine du
matériau pour nous dévoiler le grand dessin, un réseau de lignes qui nous
renvoie dans un univers cellulaire en même temps que les lignes peuvent
suggérer des rues, des artères, des cartes du cerveau humain, ou des membranes
du système nerveux. Le cheveu passe au second plan pour laisser la place au
dessin. J'utilise les cheveux comme on pourrait utiliser de l’encre ou de la
mine de plomb. Je travaille la souplesse et la force de ce matériau, tout en
tenant compte de sa fragilité. C'est une réflexion « picturale » avec
des moyens « non picturaux ».
A travers
mon processus de création, je montre une de mes préoccupations sur la frontière
entre l’artiste et l’artisan, en ouvrant « des ponts » entre ma
recherche artistique et la tradition ancestrale que suscite le travail de
broderie. Je m’approprie la tradition en la modifiant, en lui donnant comme
résultat une création complètement inattendue, c'est-à-dire que j’invente de
nouvelles techniques basées sur le métissage et la fusion. Bien que l’on y voit
une conduite vers une pratique féminine traditionnelle, cette technique
domestique n’est pas l’unique intérêt de ma démarche. En effet celle-ci m’a
permis aussi de mettre en valeur ce qui est habituellement marginal,
c’est-à-dire le travail artisanal. C'est une recherche qui conjugue alors les
techniques traditionnelles et la création contemporaine.
La notion de
différence dans mon œuvre se manifeste par une double inspiration, à la fois
archéologique et
biologique. Du côté
archéologique, on est dans une dimension d'ordre mystique, à la découverte d'un
passé caché: il y a une certaine réminiscence des objets trouvés dans les
tombes, dans les « Guacas ».
[1]
Dans ces tombeaux, on découvre des trésors, des objets
personnels, un legs de la mémoire. Comme dans l'archéologie, je fouille dans la
mémoire, une mémoire anonyme et je cherche à récupérer cette mémoire perdue.
Comme dans un musée, je classifie ma matière première. Cette classification,
comme celle d'un cabinet de curiosités ou d’un musée d’histoire naturelle,
relève autant du jeu d’enfants que des rituels religieux. Je m’intéresse
aux collections, et chaque collection est un monde en miniature. La
classification est dans mon oeuvre une manière de cartographier la mémoire et chacune
de mes pièces est une sorte de site archéologique.
On peut voir dans mon travail une
réappropriation - soit thématique, soit stylistique- des cultures
précolombiennes. En les manipulant, je leur donne une autre forme de langage.
Cette recherche plastique intégrée dans une démarche contemporaine nous renvoie
à une identité culturelle, avec ses origines nées d'un passé lointain.
Une autre
source de ma démarche est la recherche biologique, dans un regard tourné vers
l'avenir, on est toujours dans la découverte de quelque chose qui n'est pas
encore révélé -mais qui existe déjà tout comme pour l'archéologie-. On analyse
l'univers microscopique, domaine inconnu en partie, pour aller à la recherche
de notre essence, de la « matrice humaine ».
L'art
textile, comme travail humain, implique toute une tradition, une création et
une technique. Dans les peuples précolombiens, aucun textile n'était fait au
hasard. Tous possédaient un sens. Ils étaient liés étroitement à la vie
quotidienne et aux cérémoniaux. Les cheveux sont universellement considérés
comme magiques, regardés souvent comme un point de concentration de l'énergie
vitale. A tel point que les peuples précolombiens n'abandonnaient jamais tous les cheveux d'un individu. Le but du tissage
était d'éparpiller cette force. Ces cheveux faisaient partie du rituel
mortuaire, ils avaient un rapport avec l'individu inhumé. A partir du rituel
funéraire, mon travail semble relever
d'une volonté de remémoration. Ce fil, la mémoire de la ligne, est aussi la
trame de l'artifice. Il n'annonce pas un récit, mais une absence. Il nous
renvoie au textile précolombien et à la présence de la momie et en même temps, à la contemporanéité, grâce à la
nouvelle transformation de la matière biologique.
Ma
recherche révèle mon intérêt pour les résidus, les reliques, le rapport entre
biologie ou archéologie, les cabinets de curiosités ; en même temps, je
reste détachée de ma relation avec la source qui m’a nourrie, pour mieux m’en
servir intellectuellement et esthétiquement. Je joue un peu le rôle de
l’étranger dans mon œuvre, de quelqu’un qui participe de plusieurs traditions
culturelles mais qui les tient toutes à distance grâce à un certain
détachement, une perspective qui offre la liberté d’explorer et de pouvoir
réinterpréter. Ainsi, je me nourris tout à la fois des
observations faites des tissus précolombiens Paracas, des bijoux Mochicas, et
des reliques de l'église Catholique. L’identité métisse dans mon œuvre est vécue
comme un enrichissement, une dualité, voire une multiplicité bénéfique. La
fusion de deux expériences, de deux mondes, montre que les limites chaque jour
ont tendance à s’amincir.
[1]Dans le dictionnaire de la real
academia de la lengua española on trouve ce mot de cette manière:
« GUACA » (du Quechua WAKA, dieux de la maison) Tombeau des anciens indiens, principalement
du Bolivie et du Pérou, dans lequel on trouve souvent des objets de valeur....
Trésor caché ou enterré.